LES
VOYOUS DE QUARTIERS
En Tunisie les troubles pour libérer le pays de la domination française éclatèrent. Afin de protéger ses ressortissants
la marine nationale réintégra les familles des militaires sur le sol de notre mère patrie. Quittant leurs proches le cœur serré les soldats eux pour faire leurs devoirs restèrent sur place dans
les ports pour occuper et défendre leurs dernières positions avec à l’esprit l’espoir d’une chance de retour.
Sans notre père, arrivés en France, habitants de nouveau notre Bretagne natale, notre réintégration parmi les nôtres,
les gens de nos quartiers, fut plus ou moins difficile. Quel était notre crime? Étions nous si différents?
Les heurts éclatèrent souvent entre nous autres enfants, les mots montaient et ceux-ci cherchaient protection auprès de
leurs gentils parents intolérants qui refusaient de nous accepter à coté de leurs progénitures. Pourquoi cette différence? Pourquoi cette intolérance? Qu’avions nous fait? Les phrases
méchantes comme «retourne dans ton pays», «sale arabe», «voyou», «on vivait bien sans toi», «sale tunisien» nous blessèrent cruellement et comme tout
être humain de quelque nationalité que ce soit se sentant attaqué, offusqué, envahi, écarté, rabroué ces mots inacceptables, incompréhensibles pour de jeunes mômes nous rendaient à ce moment là
plus méchants encore, plus acariâtres, plus hargneux et sous la colère nos réponses se transformant en défenses montèrent plus osées, plus crues, plus recherchées dans les propos, dans les
attaques, dans les injures, plus touchantes pour leurs petites cervelles de moineaux, plus sales et plus imprégnées que les leurs afin de nous défendre avidement sans réserve, afin de laver
rapidement cet honneur perdu, cet amour propre sali, imprégné de morsures qui nous paraissait si cher à cette époque et qui rongeaient durement, tristement notre cœur. Quelle méchanceté! Quelle
cruauté gratuite! Quelle haine!
Cela dégageait en nous une certaine rancœur et un affreux désagrément, un mal de vivre journalier, un mal d’être parmi
les autres et surtout de ne pas être admis comme les autres. Que faire pour être comme les autres? Quel est le mode d’emploi? Que devions nous changer? La rancœur amère nous blessait, nos
blessures devenaient plaies et ces plaies s’ouvraient de plus en plus et chaque coup porté entaillait la chair au plus profond de notre moelle, de notre être, de notre âme. Pauvre âme combien
elle supportait de coups! Des affronts, toujours des affronts! Cette âme se noircissait, s’obscurcissait mais ne voulait pas devenir esclave soumise aux exigences, aux détriments, aux bons
plaisirs des autres.
Non, nous ne voulons pas de chaînes, pas de boulets, pas d’entraves! Nous
étouffions. Notre honneur avait un sens même d’indépendance si petit soit il. Nous ne pouvions vivre ni enfermés ni cachés, nous ne pouvions pas nous déplacer en rampant, en longeant les murs en
errant comme des âmes en peine. Nous avions le droit de nous rencontrer, de courir, de gambader, de nous éclater. Le soleil, la pluie, le vent, la neige, les orages, les tempêtes appartenaient à
tous et nous voulions en profiter, nous en abreuver. Laissez nous goûter à ce bonheur! Nous en avions le droit d’en profiter! Nous ne voulions pas devoir payer un tribut pour un droit de passage!
Nous devions faire un choix pour trouver un idéal, notre idéal. Par les poings, par les empoignades, par les accrochages de membres et de vêtements, par nos roulades et nos débordements
intempestifs, arrivant aux coups, arrivant à la peur de se montrer, effrayés de passer devant tel ou tel groupe qui nous faisait barrage, qui nous tendait des embuscades, avec insistance nous
répondions à ces menaces incohérentes car nous avions le droit au passage libre pour nous déplacer serein dans les divers chemins sans être obligés de faire des détours, sans trembler avec
gardant en mémoire le fait de faire une rencontre in fortuite, nous savions que nous étions tous nés des mêmes descendants sur les mêmes sols, coulait dans nos veines le même sang, partagions
tous les mêmes sites publiques, les mêmes routes, fréquentions les mêmes écoles, les mêmes commerces, mais ce n’était pas dans les opinions de certains que de les prodiguer avec
nous.
Le fait d’être partis trois années dans un pays colonisé cette absence nous séparait, nous punissait, nous bannissait.
Où est notre erreur? Leurs devions nous des comptes? Faisions nous de l’ombre sur leurs vies? Etions nous des monstres, des mécréants? Pourtant nous respections les idées, les religions, les
biens de chacun car nous étions trop jeunes pour comprendre et pour pouvoir faire un choix. Mais ce n’était pas leurs choix, nous n’étions pas à leurs images. Nous étions à ce moment là des
réfugiés, réfugiés de notre propre patrie! Les enfants ne sont pas responsables des choix des grands ni de ceux de leurs parents et ils doivent suivre toutes leurs décisions sans broncher. Que
d’erreurs! Que d’idioties! Que de bêtises! Que d’incompréhensions? Mais avec le temps je ne leurs en veux même pas.
Il est si facile de tendre la main à un enfant, souriez lui et il vous ouvrira son cœur. En lui ce sourire, cette main
tendue ne s’oublieront jamais. Faites une ombre sur son cœur, frappez le de votre bâton et par derrière il vous jettera des pierres. D’un agneau à la longue vous en ferez un loup. Comme pour un
jeune chien donnez lui un coup de pied et il vous montrera les crocs, mais à chaque passage en vous voyant ce jeune chien n’oubliera jamais votre pied et se méfiera toujours de l’autre car il ne
sera jamais ami avec vous.
Revenu dans mon école le temps d’adaptation dans le secteur passa très vite et les esprits se calmaient à force de nous
côtoyer. Ouf! Il était temps! Avec les adultes à force de me voir leurs dire bonjour, merci, de me déplacer pour échanger quelques paroles, demander de leurs nouvelles, de distribuer mes dessins
dans leurs boites à lettres, de porter aux anciens, aux femmes leurs sacs à provisions beaucoup trop lourds, de les accompagner un bout de chemin, de les faire rire, de parler de nos notes
scolaires, de notre petite vie de tous les jours, tout redevenait dans l’ordre.
La confiance s’installait et une nouvelle vie pouvait enfin commencer, pas au goût de tout le monde bien sur car
certaines personnes hautaines, orgueilleuses n’acceptent pas de se rabaisser devant autrui se croyant toujours supérieures par rapport à leurs moyens matériels, par leur instruction, par leur
personnalité, par leurs acquis se croyant d’un rang différent, se pavanant parce qu’elles se sentent plus riches, plus pédantes, plus grandies et plus bêtes, plus délaissées, plus maudites, plus
repoussées, plus refoulées, plus dédaignées, plus ridicules, plus seules que les autres, mais acceptés par l’entourage en général avec ses gens qui respectent l’humilité, la ténacité, le courage,
l’ouverture d’esprit, le besoin de vivre, de combattre la pauvreté, le mal, le malheur, qui partagent avec les plus faibles qu’eux sans échanges en retour qu’une seule poignée de main, qu’un seul
sourire, qu’un seul mot gentil et qui reconnaissent leurs erreurs. Que pouvions nous offrir de plus? Toute erreur reconnue est une faute pardonnée. Nous avions tous un cœur et ce cœur peut battre
de différentes façons, à chaque cœur correspond son rythme, à chaque cœur correspondent ses émotions. Chacun commande ses émotions.
A présent que cette confiance est acquise nous pouvions vivre libres de tous nos mouvements, de toutes nos rencontres,
avides de soleil, avides d’espaces, avides de rencontres et heureux comme les autres jeunes enfants en parcourant les environs en agrandissant notre territoire pour jouer dans les quartiers, dans
la campagne, dans les bois en acquérant et faisant de nouvelles connaissances avec les gamins de notre age pour partager nos loisirs à la recherche d’occupations, de découvertes, d’inventions, de
constructions et de larcins mêmes. Nous n’étions que des enfants et nos sottises débordaient comme prodiguées par tous les enfants normaux. De ce répit nous en avions le droit d’en profiter! Tous
les petits objets acquis, toutes les idées bonnes ou mauvaises servaient à mettre en application les richesses de nos imaginations. Que de coups donnés! Que de disputes! Que de mots salis et
maudits! Que d’empoignades! Que d’ombres sur notre cœur! Mais tout cela en valait la peine et le résultat est une réussite.
Le plus beau c’est cette confiance que nous avions pu échanger, cette autre image que nous avions pu donner, nous étions
des enfants comme les autres et nous avions su le prouver. Ces cicatrices à la longue se sont refermées, ce petit monde avait évolué. Tous les enfants qui ne sont pas comme les autres ne donnent
pas que des images des voyous de quartiers, de voyous des écoles, de voyous des villes mais bien des images de garçons et de filles qui eux aussi ont cette rage de vivre, ce besoin de parler et
de comprendre, cette envie de se confier et de faire confiance, cette volonté de partager et de donner, cette fierté d’échanger et de recevoir et le plus grand danger c’est de les humilier et si
quelques adultes comprennent cela, nous pourrons alors dans l’avenir tous avancer.
En ces temps
là dans les écoles les cours se poursuivaient en cinq jours avec du repos le jeudi et le dimanche. Tous les enfants avaient hâte à cette détente bien méritée. Ah! Ces jeudis tant aimés! Tous en
rêvaient. Ah! Ces fameux jours de télés, de nos premières télés, on en trouvait si peu dans les foyers. De voir ces premières images, quel régal!
Les plus chanceux racontaient l’histoire aux autres.
De se faire inviter était le plus beau des cadeaux. Dans les salles à manger, dans les salons, dans les cuisines, rangées les chaises s’accumulaient comme au cinéma, les bambins
s’asseyaient les uns derrière les autres et par ordre de taille afin que tous puissent voir sans être dérangés par la tête du voisin. Aux coups de
sonnettes répétés les parents le sourire aux lèvres allaient ouvrir. Comment pouvoir refuser à un gamin souriant ou à l’air malicieux implorant du regard la permission d’entrer pour s’abreuver de
quelques images, de refuser le pourriez vous vous autres? Pressés pour ne pas perdre le début du film les mioches s’asseyaient sans grand bruit. Les parents n’entendaient plus une mouche voler
tellement dans l’assistance l’attention paraissait si prise, si captivée, en admiration devant ces images en noir et blanc qui défilaient devant de beaux yeux grands ouverts, infiltrant leurs
cerveaux qui ingurgitaient les histoires, les contes, la magie des images plus facilement que devant un livre de classe grand ouvert où les mots, les dessins, les photos restent figées, glacées,
inertes à vie jusqu’à la destruction du bouquin et de la revue où les pages attendent d’être tournées et retournées pour nous présenter toujours les mêmes clichés. Quelle évolution en si peu
d’années! Quel cadeau de la technologie! Nous tournons des boutons et l’image parait.
Mis à notre disposition peu de chose existait pour nous occuper nos jeux
devaient s’inventer au fur et à mesure que le temps passait et que nous grandissions. Faire de menus larcins, faire des farces aux voisins, voler des fruits dans les jardins, en nous cachant
derrière les muretins, en plaçant inconsciemment des vipères aux têtes coupées dans les boites à lettres en guise de courriers, en attendant la visite du propriétaire et en nous amusant de sa
réaction à la vue de ces reptiles qui se contorsionnaient sous l’action des nerfs, de quoi lui offrir une crise cardiaque car l’age de l’être choisi nous importait. Qui n’a jamais fait de
forfaits? Etiez vous tous des anges? Où est votre auréole?
Dans les champs côtoyant nos lotissements munis de vieilles cartouches de chasse nous débusquions les grillons, petits
insectes noirs se nourrissant de plantes. Au moyen d’une herbe rigide sous l’action du frottement, le grillon chatouillé remontait à l’air libre et se piégeait dans la cartouche enfilée dans son
abri, trou creusé à la surface de la terre dans les champs, il suffisait de le récupérer dans le piège. Ingénieux, non! Souvent certains garçons plus téméraires et inconscients de trouver un
serpent face à son appareil reproducteur urinaient dans le trou pour noyer cette carapace à pattes, aux rires des camarades et des ricanements des filles bien entendu. Quelle drôle d’idée! Mais
bon cela marchait et nous écoutions et copions l’expérience des grands. Venait la chasse aux hannetons qui pullulaient et qui aujourd’hui par la projection d’insecticides ont disparu. Tous ces
insectes nous les enfermions dans de petites boites d’allumettes avec des fragments de feuilles et nous nous les échangions jusqu’à leur libération dans la nature due à l’intervention des mamans
qui trouvaient cela injuste d’enfermer ces petites bestioles. A chacun sa liberté! A chacun sa vie!
A présents les jeunes rêves d’aventures cosmiques, d’aventures dans
d’autres dimensions. La technologie a changé leurs jeux, enfermés chez eux ils dépendent de leurs écrans, de leurs ordinateurs et de leurs manettes. A chacun sa période!
A cette époque pour nous distraire près de nos demeures existait une zone d’emprunt ou petite zone sur laquelle un
engin venait extraire quelques charrettes de sable de mine couleur ocre jaune. Le fond de la zone d’exploitation se terminait en une grande fosse taillée en paliers où stagnaient les eaux de
ruissellement, les eaux de sources. L’écologie n’était pas respectée en ce temps là et les problèmes de pollution étaient moindres. Ah, si nous pouvions revenir quelques années en
arrière!
En contre bas sur le terrain vague les riverains déposaient tous leurs déchets de tontes de jardins, de leurs
bric à brac, leurs excédants de terre servant à remblayer au fur et à mesure ce lieu insalubre. Mais cet endroit représentait pour nous autres jeunes garnements un autre monde, un autre univers,
notre monde, notre univers où nous pouvions exprimer nos rêves, nos visions d’évasion, avec cette sensation de frissons que nous procure cette envie de grands espaces, de grandes libertés. Et
quelles libertés!
Les véhicules existaient peu en ce temps là, nous pouvions errer librement les parents nous faisaient confiance.
Savourant de fouiller dans ce dépôt et de faire la trouvaille de toutes sortes d’objets utiles comme des baguettes de bois, des ficelles, des ferrures nous permettaient d’assouvir nos fantasmes,
nos exploits de jeunesse, en jouant au grand rôle de la star Zorro, en nous livrant à ces batailles de capes et d’épées avec des épées construites en restants de bois ficelés en croix, nous
mettant dans la peau des mousquetaires chevauchant des manches à balais en guise de chevaux, tantôt épousant un rôle de cow-boy ou tantôt imitant le
rôle d’un indien tombant subitement par terre comme foudroyés par des balles ou des flèches imaginaires. La reconstitution paraissait vraisemblable comme de vrais acteurs en culottes
courtes.
Dans ce délaissé toujours en activité les différents reliefs
présentaient des cavités ou petits trous creusés suivant le besoin du moment ou de la diversité de la couleur des matériaux à extraire. Ces cavités se perdaient dans la végétation faite
d’arbrisseaux, de genets, d’ajoncs, de jeunes sapins nous servant de refuges pour nous cacher dans nos jeux de guerres, dans nos combats copiés entre soldats américains et allemands héros de nos
revues de bandes dessinées de l’époque vendues après la guerre représentant les alliés toujours comme les gentils soldats et les allemands comme des tortionnaires.
La vraie guerre venant de se terminer, encore récente dans les cœurs il fallait assombrir encore plus l’ancien
envahisseur. L’emprunte du carnage produit se répercutait sur les jeunes car les anciens ne voulaient pas faire oublier ces horreurs et surtout cette humiliation qu’est
l’occupation.
Dans ces feuillages, dans cette pellicule de poussière séchée pas les vents, ces particules de granulats collaient
aux vêtements, à la peau. Nous rampions, nous roulions, nous escaladions, nous défendions notre territoire toujours en hurlant nos cris de guerre, de combats, de victoires, en riant faisant
semblant d’être touchés, de tomber sous les balles, de mourir en nous couchant à terre. AH! Tu m’as touché, je me meurs! Nous jouions à la haine, aux meurtres, à la violence, à la cupidité mais
aussi aux braves défenseurs des plus faibles, de la défense des femmes, des jeunes, des vieux ce que nous enseignait toutes les idées entendues, toutes les paroles copiées, tous les actes
présentés par les grands et les adultes. Avec hâte nous les imitions et notre territoire devenait champs de batailles, champs de guerre, champs de victoires, champs de bravoures.
Des branches coupées au niveau des fourches nous servaient d’armes. Combien de prisonniers avions nous
ficelé, combien de blessés avions nous soigné, combien de victoires avions nous remporté, combien de fortins de pierre construits avec les cailloux traînants sur le site et entassés en quinconce
les uns sur les autres formant de simples barricades avions nous pris. Avec de si brillants soldats en réel nous n’aurions plus besoin de faire de prochaines guerres!
Ces gestes se gravaient chez les plus jeunes, les cinéastes imprégnaient leurs esprits, les sensations excitaient
leurs cœurs, regorgeaient dans leurs mémoires des images qui ne voulaient pas se volatiliser en cette période de paix. Les leçons de morales s’éternisaient. Chacun se disait: plus jamais cela!
Mais les enfants côtoyaient les maux des parents, les privations encourues. Tout ce mal résidait dans leurs mémoires et avaient du mal à s’oublier, à disparaître. C’étaient toujours les mêmes les bons et les autres les méchants, mais ce qui était sur c’est qu’étant gamins nous ne manquions jamais d’imagination.
Logeant dans une des maisons des plus proches de ce lieu insolite, mon copain Jean François me rejoignait pour occuper
une partie de nos après midi. Recherchant dans la décharge nous faisions l’acquisition d’un fameux trésor: une valise. Paraissant en état pour nous bien sur! Que faire d’une valise dans une
carrière, à part la remplir de sable ou d’eau nous ne voyons pas trop d’utilité. Les idées trottaient dans nos têtes. Non! Si! Eurêka c’est trouvé! Une fois les deux compartiments démontés, nous
les placions sur la surface de la réserve d’eau pour juger les capacités de flottaison et d’étanchéité.
Une belle aubaine nos engins flottaient. Nous munissant de planches elles nous serviraient de rames. Le tour
était joué. Comme deux intrépides pirates nous naviguions sur notre mer improvisée à la conquête d’îles lointaines et vierges à la recherche de trésors oubliés ou perdus, dans de magnifiques
paysages d’outremer, dans ces mers des Caraïbes comme ceux présentés dans nos livres de classe, dans nos bandes dessinées traitant sur les corsaires ou dans nos histoires de Tintin et de notre
fameux capitaine Haddock. Nous jurions comme notre héro préféré.
Ne nous souciant nullement de notre sécurité, avides d’émotions, ne sachant pas du tout nager nous ne nous
rendions même pas compte du danger qui nous guettait. Le fond de la réserve d’eau grouillait de divers morceaux de ferraille, de carcasses de véhicules de toutes sortes, de barres de déchets de
matériaux de construction en bâtiment qui se dressaient comme des pics meurtriers qui empaleraient le premier homme tombé à l’eau. Mais le bonheur vivait en nous, il faisait palpiter nos tendres
cœurs et à cette époque rien ne valait ce plaisir que nous recherchions. Ce plaisir était à nous, il était fait pour nous et par nous. Personne ne pouvait accaparer notre joie de nous amuser
ensemble unis dans les mêmes jeux, unis dans les mêmes plaisirs, unis dans les mêmes bêtises, gardant les mêmes souvenirs. Quelles bêtises et quels souvenirs!
De temps en temps nous rejoignions la demeure de mon copain d’aventures. Toujours sur ses gardes, paraissant préoccupé,
pensif il me quittait brusquement me disant qu’il reviendrait de suite. Me laissant subitement, à mes pensées, à mes rêves comme l’éclair, aussi leste qu’un furet, prenant ses jambes à son cou il
remontait le sentier battu menant sur la hauteur de cette excavation et se perdait dans le pâté de maison dominant ce lieu. Au bout de quelques minutes il revenait paraissant avoir vu le
merveilleux, tout rassuré et ravi comme s’il avait découvert quelque chose de féerique, quelque chose qui l’attendrissait et le faisait revivre, comme s’il avait vu un ange, une fée, une déesse.
Ces escapades se produisaient plusieurs fois lors de nos rencontres. Un jour, curieux de connaître son secret je lui posais la question au sujet de ses départs improvisés et il me promit que la
vérité il me la ferait partager.
Par un bel après midi ensoleillé au coeur d’une fameuse journée chaude d’été, avec pleins de nouveaux et de récents
projets originaux de jeux en tête, alors que radieux je m’apprêtais à lui rendre visite afin qu’il vienne jouer avec moi dehors sur le site délaissé, dans sa maison il me permettait diligemment
d’entrer. J’en restais bouche bée de ce changement de situation. Etonné de ce revirement, pour moi cette invitation impromptue paraissait un véritable cadeau venant de lui, un présent venu du
ciel, un don de la providence. Une excitation voyante inhabituelle, une exaltation subite se dégageait de son moi. D’habitude son attitude inflexible à la démonstration de ses sentiments ne nous
permettait aucune bêche pour y accéder, je ne l’avais jamais ressenti ainsi aussi pressé, aussi content de me présenter son petit chez lui, aussi comblé de me dévoiler son petit paradis, aussi
ardent de parader dans son jardin d’éden, aussi enflammé d’exhiber son petit univers. Son excitation stimulée semblait à son comble, bondée d’émotions. Cela devenait l’heure de la vérité, de sa
vérité, le moment du déroulement au grand jour de son film caché, de son film extraordinaire qu’il protégeait en lui comme la conservation d’un joyau
précieux que l’on aurait enfoui au plus profond de ses entrailles afin de le dissimuler aux yeux indiscrets d’autrui.
Ce secret était à lui. Il vivait en lui et pour lui, pour le sauvegarder d’un mal qui sévirait de l’extérieur. Il
voulait tant le couver, tant le défendre contre un mal, contre toute menace qui attaquait sournoisement au sein de cette demeure. Mais quel était ce mal? De quoi avait il peur? Qui lui faisait
peur? Ses yeux moqueurs se plissant lui procuraient cet air canaille qu’il prenait d’habitude quand il voulait conserver ses pensées insondables
profondément intégrées en lui et que je voulais avec toute ma curiosité tant découvrir.
Excité à l’idée de ce que j’allais voir m’enfonçait dans un état second, le sang s’accélérait bouillonnant
faisant plusieurs tours dans mes veines, mes tempes cognaient et recognaient jusqu’à sentir le liquide passer. Bang! Bang! Les pulsations m’étourdissaient. Bang! Bang! Un doux vertige
m’envahissait. Comme pris par un sortilège vicieux je me sentais tout drôle. D’un seul coup je ne paraissais plus le même. Que m’arrivait il? Où allais je? Mes jambes de coton, mon allure
chancelante freinaient mon avancée. Qu’allais-je découvrir? Pourquoi tant de secrets? Quel était ce mystère?
Lentement sans réagir, confiant je suivais la démarche de mon camarade nous rendant dans une pièce sombre au
chevet d’une personne occupant les lieux qui alitait. Cette jeune femme d’une beauté naturelle, aux cheveux longs retombant bas sur le dos, sûrement prévenue de mon intrusion, de ma visite
passagère dans son foyer, comme par enchantement, comme bienvenue, comme si elle m’attendait les membres tendus en avant m’invitait à venir lui dire mon bonjour. Le pas traînant, hésitant,
frissonnant, tout ému j’avançais vers cet être inconnue qui m’impressionnait et je tendais mon visage à cette invitation de lèvres closes aux couleurs naturelles qui voulaient m’embrasser. Un
baiser d’une chaleur intense se posait sur ma joue rosie de jeune garçon. Que c'était doux! Quel délice! Quelle vraie récompense! Quel régal! Fiévreusement je goûtais à ce baiser de cette
mystérieuse inconnue. C’était une des premières fois qu’une adulte m’offrait une telle chaleur, aussi subitement, aussi généreusement, d’habitude les femmes paraissaient distantes en ces temps là
avec leurs embrassades restreintes envers les enfants.
Mon copain ravi de ces présentations s'approchait à son tour du lit douillet et en s’allongeant au niveau de sa
mère délicatement lui passait ses bras autour de son cou, pour lui démontrer sa reconnaissance d’être là, serrant aussi fort ce cou tant que ses
muscles le pouvaient, voulant essayer de la préserver pour lui seul, tout contre son corps comme si quelqu'un de l'extérieur avait pu la lui enlever. Isolés du monde, sans ce soucier de ma
présence tous deux gardaient la position, immobiles, le regard d'ange de l'enfant dévisageait celui de sa mère. Accompagnés d’un doux bercement de tendresse les deux corps se balançaient comme si
une musique intérieure les envoûtait et menait cette cadence de l’amour. Tous deux communiaient, leurs corps emmêlés n'en faisaient plus qu'un. Lui essayait d’entrer en elle comme pour chercher
cette protection enfantine du temps où il se trouvait foeutus dans le ventre de sa maman à l’abri des dangers de ce monde. De la réaction de son enfant elle compris le réel besoin de celui ci
d’être protégé et par ses yeux brillants, par son regard angélique dénonçant de l’affection ses baisers acharnés couraient décemment partout sur le haut du corps de son enfant, jouant à le
chatouiller, à lui donner de tendres frissons. De temps en temps la maman lui confiait de jolis mots à l'oreille. Entre eux des échanges de rires éclataient. Que cette image d'affection, d'amour
me semblait si belle. Qui aurait pu séparer deux êtres qui s'aimaient tant? Qui aurait eu l'audace d'intervenir dans cet échange de baisers, cet échange de sourires, cet échange de caresses, cet
échange de bonheur? Oui ils se contentaient de ce simple bonheur. Il était à eux, ils se le sont construits pour eux deux. Qui pourrait le leurs retirer? Ils vivaient heureux.
Profitant des câlins des mains de sa maman, restant immobile, la tête posée sur la poitrine volumineuse se
soulevait sous les soubresauts dus à la recherche de respiration. Resté en retrait attendant la fin des ébats mes pensées se perdaient deux ans auparavant lorsque pour la première fois une jeune
femme donnait la tétée devant l’assistance présente sans paraître gênée, comme si pour elle cela semblait tout naturel. Mes yeux évitaient de rencontrer les siens mon visage devait rougir. Que la
scène de cet enfant se nourrissant de son lait maternel était belle! Quel beau souvenir! Silencieusement j’admirais mon copain pour son comportement si soudain. Où était ce grand guerrier de nos
jeux qui combattait si violemment le mal, qui chevauchait sa monture contre les tempêtes, qui naviguait sur son vaisseau à la conquête de nouveaux mondes, qui gagnait tous ces combats
sanguinaires contre l’envahisseur, qui nous montrait le bien dans toute sa totalité.
En fait mon copain ce héro n’était qu’un enfant comme moi et je l’admirais. A cette minute même dans les bras de
sa maman par son amour il me professait la simplicité, cette simplicité que j’ai appris à suivre par la suite et qui règne dans mon cœur d’aujourd’hui. Il me démontrait que le bonheur était si
peu de chose, que le bonheur se trouvait tout près de nous. Pour cela il n’avait pas besoin de toutes ses richesses tant enviées par les adultes, de tous ces bijoux dont la brillance attisait les
envies, de toutes ces valeurs dont le besoin de les posséder attisait toutes les cupidités, de tous ces détournements qui poussent aux vices où les hommes se battent pour s’en défaire. A mes
yeux il était un être pur qui avait besoin de profiter du bonheur avec celle qui lui avait donné la vie.
Depuis j’ai suivi son exemple, en me démontrant que pour vivre il ne suffisait pas de prendre mais aussi à
mon tour je devais donner, non sans attendre en retour quelque chose des autres. Ce jour là le bonheur se trouvait tout simplement devant mes yeux, il ne se composait pas de grand-chose, que la
simplicité était la plus grande des valeurs. Un grand merci mon camarade pour cette leçon d’amour !
Par la suite j’apprenais par la bouche de Jean François que sa maman restant alitée était paralysée à cause d’une
terrible maladie: la poliomyélite.
Joel
Voila la fin de cette première partie. Je l'ai écrite avec mon coeur afin de vous faire plaisir. Les souvenirs lentement reviennent. Depuis
si longtemps restés enfermés ils doivent parcourir un long chemin afin de retrouver le grand jour et de s'écrire sur mes feuilles.